dimanche 8 avril 2012

Les très suaves heures de l'histoire contemporaine : le jour où il fallut trouver des ampoules.


Au début des années 70, les gastronomes new-yorkais connurent une période de sérénité intense puisque les tables courues de Mahattan était en gros au nombre de 5, facilement identifiables puisqu'elles étaient toutes françaises et comportaient un "Le" ou un "La" dans leur nom. Ce qui peut aujourd'hui sembler angoissant (cinq restaurants fréquentables seulement ?) ne posait alors aucun problème et était même assez commode.

On naviguait donc, en très bonne compagnie, entre Le Pavillon, La Caravelle, La Côte Basque, La Grenouille et La Fayette, établissements d'un luxe et d'un raffinement assurés, proposant une cuisine relativement similaire qui faisait la part belle aux riz de veau, à la sole meunière et au soufflé au Grand Marnier et qui, surtout, étaient tous affiliés, de près ou de loin à l'homme qui introduisit la cuisine française aux Amériques : Henri Soulé.


Ancien commis (ou second, selon les légendes) d'Escoffier, Henri Soulé avait dirigé les cuisines du Café de Paris avant d'accepter l'honneur de mener la brigade des cuisines du Pavillon Français de l'exposition universelle de New-York en 1939, ville dont il ne repartira jamais. Devenu en quelques mois la coqueluche de New York, c'est tout naturellement qu'il ouvrit, l'Exposition terminée, son propre restaurant, Le Pavillon, en 1941.

L'engouement invraisemblable pour Le Pavillon peut laisser à penser que la haute-société américaine n'avait jamais mangé français avant Soulé. Et 20 ans plus tard, il était devenu dans le ciel de la jet-set aussi indéboulonnable que la Statue de la Liberté sur Liberty Island, lançant en 1958 La Côte Basque, sorte de Pavillon plus accessible, quoi que, tandis que Joseph Kennedy, lassé de se faire refuser des tables au Pavillon, débauchait un ancien chef de Soulé pour créer La Caravelle en 1960 et que deux seconds de cuisine ouvraient La Fayette en 65.




Le restaurant qui nous intéresse aujourd'hui ouvrit ses portes le 19 décembre 1962 dans une euphorie aussi grande que la tempête de neige qui sévissait alors sur New-York. Second de Soulé au Café de Paris, Charles Masson avait suivi son chef dans l'aventure du Pavillon avant d'ouvrir son propre établissement dans la banlieue de New York, expérience malheureuse qui l'avait obligé à se refaire une santé financière en allant cuisiner sur les grands transatlantiques.

Était-il risqué de proposer aux palais de Manhattan un nouveau restaurant français qui concurrencerait directement Soulé ? Bien sûr. Mais le lieu était charmant, d'anciennes écuries ayant un temps abrité l'atelier du peintre Bernard La Motte et où Antoine de St Exupéry écrivit quelques pages du "Petit Prince", la carte alléchante et l'accueil, assuré par madame Masson, des plus sympathiques. En quelques mois, La Grenouille était officiellement un succès.



Aux dires de ceux qui devinrent des habitués du lieu (Hélène Rochas, Andy Warhol, Marie-Hélène de Rothschild, les Windsor, Yves St Laurent, Jackie O...), le succès de La Grenouille tint autant à la qualité de ses plats et à l'excellence de son service, toujours effectué à table (et nous savons tous à quel point une flambée au cognac en direct peut être spectaculaire), qu'à son atmosphère, très particulière et qui ne devait rien au hasard.

Charles Masson, qui décédera en 1975 et laissera son restaurant à son fils, savait d'expérience qu'on sortait alors, bien plus pour voir et être vu que pour manger. La Duchesse de Windsor qui passait son temps entre le Pavillon, La Côte Basque et La Grenouille ne proclamait-elle pas qu'on n'est jamais assez riche et mince tout en chipotant ses asperges ? Masson composa donc la décoration de La Grenouille savamment, afin que le lieu soit l'écrin parfait pour ses clients résolument suaves.


Le secret de La Grenouille tint en deux mots : fleurs et lampes. Les premières devinrent rapidement la marque de fabrique du lieu, passant de jolis bouquet sur les tables à de gigantesques et spectaculaires compositions, placées devant les fenêtres et destinées à filtrer la lumière. Quand aux secondes, elles avaient pour rôle d'offrir un éclairage parfait, doux et flatteur, aux convives, une teinte de pêche qui rend beau même les moins fortunés et frais les plus fatigués.

Le nombre de table de La Grenouille, 32 au départ, avait d'ailleurs été décidé en fonction du nombre de lampes que Charles Masson avait acheté sur un coup de tête à Paris au début des années 30 et dont il s'était toujours dit qu'elles orneraient les tables de son propre restaurant.


La belle histoire du dimanche se déroula un beau jour de 1974 lorsque Charles Masson reçut un coup de téléphone qui le fit chanceler : General Electric venait de prendre la décision d'arrêter la production des ampoules teintées utilisée par la Grenouille, élément clef, bien que discret, de la fameuse atmosphère du lieu. L'appel qu'il passa aussitôt à son fils, alors dans une université de Pennsylvanie, était catastrophé : sans ces précieuses ampoules, s'en était fini de La Grenouille !

Les jours qui suivirent cette annonce furent un peu chaotiques et donnèrent dans les travaux manuels puisque Charles Masson entreprit, dans un mouvement de désespoir, de peindre de vulgaires ampoules d'une teinte pêche qui craquelait dès que l'ampoule chauffait. Au même moment, son fils découvrait qu'un de ses camarades de dortoir n'était autre que l'héritier des entreprises Westinghouse, qui donnent aujourd'hui dans le nucléaire mais produisaient alors du matériel électrique.


Une des dernières ampoules General Electric en main, les Masson père et fils se rendirent donc au siège de Westinghouse avec le secret espoir de faire fabriquer, rien que pour eux, la précieuse ampoule. Ils furent soulagés de découvrir qu'une telle chose était possible, à 8 cents l'unité mais que cela nécessitait la mise en production d'un certain nombre de pièces : 50 000 !

De ses propres mots, madame Masson fut un peu surprise lorsqu'elle reçut une facture de 400 000 dollars mais son mari la rassura : c'était un investissement pour l'avenir. Un garage fut loué non loin du restaurant afin de stocker les caisses d'ampoules. La dernière fut utilisée l'année dernière.




Il n'est finalement pas surprenant, vus les efforts et l'énergie de son propriétaire afin d'en faire un lieu d'exception, de découvrir que La Grenouille est le dernier dinosaure encore ouvert de l'âge d'or de la gastronomie française à New-York. Le Pavillon a fermé ses portes en 1971, La Caravelle, La Fayette et La Côte Basque en 2004, la dernière restant à jamais dans l'histoire, associée au fameux chapitre du livre inachevé de Truman Capote et dont la parution en 1979 dans Esquire entraîna la disgrâce : "La Côte Basque 1965".

La Grenouille, alors que la durée de vie moyenne d'un restaurant est de 5 années, va dignement fêter ses 50 ans en décembre prochain, ce qui est l'assurance d'un bon repas avant la fin du monde annoncée par le calendrier maya. Pour tout vous avouer, nous n'avons jamais eu l'honneur d'y dîner mais si tel est le cas dans un avenir proche, nous vous promettons d'y voler, au moins, un cendrier en souvenir.

Oh et une dernière chose : n'est-il pas formidable que La Grenouille n'ait jamais cédé aux sirènes des livres de cuisine mais ait fait paraître un ouvrage sur la composition florale ? Très iconoclaste, non ? Très français ! Très suave !


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